Peu de personnes passent de la naissance à la mort sans faire l’expérience de la manière dont un traumatisme colonise l’intimité au point de modifier le paysage de la psyché. Tant d’expériences traumatiques peuvent secouer une vie : guerre, morts, viol, maltraitances, accidents, catastrophes naturelles, racisme, homophobie, harcèlement, intimidation, etc. cette liste est extrêmement sommaire ! Même si vous êtes assez chanceux pour esquiver l’invasion d’un trauma dans votre vie, sa vicariante nous assure de notre facilité à partager la façon dont son pouvoir peut transformer une vie pour toujours.

Quand un événement traumatique se produit, et qu’il ne se synthétise pas avec le reste d’une histoire de vie, les morceaux de mémoire non intégrés hantent le survivant, exactement de la même manière qu’un membre fantôme fait remonter la douleur d’un membre qui n’existe plus, ainsi que la vie de la victime avant l’intervention de l’accident qui a provoqué l’amputation. La naissance d’un traumatisme s’accompagne de la création de son propre univers qui existe à côté de l’ordre régulier des choses, et qui exprime des faits à travers lesquels les histoires de vie sont normalisées, validées, mais non valorisées. Dans cet autre monde, ce paysage de l’esprit, un survivant passe beaucoup de temps à y revivre non seulement ce qui s’est passé, mais également tout ce qui ne s’est pas produit : échapper au préjudice, faire face aux abus, retrouver un sentiment de sécurité… Ce lieu étrange et déconnecté du reste de la vie est un terrain extrêmement fertile pour y faire pousser le chagrin, mais aussi la créativité, l’origine du traumatisme, mais aussi ce qui l’efface… tout cela rivalisant vivement avec ce qui ne peut plus être ou devenir, maintenant que ce bougre d’animal a revendiqué son espace.

Ces mondes imaginaires ouverts par les événements traumatiques ne sont pas nécessairement pathologiques, dévorant un esprit autrement sain. Ils peuvent plutôt être considérés comme des réponses adaptées aux mondes sociaux profondément marqués par l’imprévisibilité, le danger, la cruauté, la solitude et la conscience de la mort. Dans des environnements sains et prospères, les milieux imaginaires du trauma peuvent conduire à une expression personnelle créative ainsi qu’à des solutions inimaginables aux menaces, changeant ainsi le survivant au traumatisme, mais aussi tout son entourage.

Contrairement à la vision du monde individualiste qui anime les « démocraties » capitalistes, toute menace pour l’un de nous en est une pour nous tous. Implicitement, nous savons que c’est une vérité. En tant qu’espèce, nous avons évolué pour être capables de lire les émotions, y compris les signes de récits incalculables d’un traumatisme : un regard vague et lointain, des réponses monosyllabiques, le sentiment d’être aliéné par les préoccupation internes de l’autre. Ces mondes imaginaires exigent de l’énergie et de l’attention, pour y survivre et soutenir celles et ceux qui en sont prisonniers. L’élimination de la connexion doit avoir évolué pour signifier une menace trop écrasante pour s’intégrer, à la fois avec le sentiment de possibilités de la personne et avec ce que le groupe social pourrait absorber.

Age of Mythology

Les figures mythologiques telles que Loki (mythologie nordique), le Trickster (mythologie amérindienne), Krishna (mythologie Hindou) ou encore Hermès (mythologie grecque), par exemple, sont les symboles de mondes sociaux où le traumatisme joue un rôle actif dans la création. Le trauma est une force qui détruit la vie, certes, mais il est également une des plus grandes sources de motivation pour établir un changement personnel et social.

Psychiquement, les organismes et les communautés comme les niches écologiques dont nous dépendons, sont cycliques et sont forgés à coup d’intégration mais aussi de désintégration, d’expansion et de contraction, que cela nous plaise ou non. Ce flux naturel contraste fortement avec la civilisation moderne où la création de l’histoire est axée sur une progression linéaire dont la ligne droite est tracée par un objectif. Tout ce qui interfère avec le progrès est souvent réduit au silence, supprimé, refusé ou tout bonnement ignoré. Pourtant, dans des communautés dynamiques, vibrantes, socialement liées et informées par la Nature, le traumatisme n’est pas éliminé. C’est plutôt l’affaire des civilisations qui ont une forte implication dans le changement culturel et dans l’impact du traumatisme, mais aussi dans les histoires que nous racontons (et ne racontons pas) sur la façon dont le traumatisme nous transforme irréversiblement.

J’ai une intuition : sans le corps, sans incarnation, le traumatisme perd ses aspects potentiellement transformateurs. Ma conjecture est que notre civilisation moderne perpétue la mise en place de ce que je pourrais appeler des espaces dissociatifs, c’est-à-dire des lieux d’évasion psychologique stagnante, qui ont remplacé les mondes imaginaires plus malléables et transitoires qui, dans les sociétés bâties sur des mythes, ont favorisé la réintégration des sensations et des sensibilités corporelles, par des souvenirs traumatiques fragmentés.

Dans notre époque moderne, ces espaces dissociatifs font partie d’une longue histoire de pratiques narratives qui ignorent très (trop) largement la voix du corps. Des siècles de préoccupations axées sur le progrès et la suppression de l’impact traumatique ont pris la vie des histoires que nous avons racontées et à raconter. De plus en plus, les histoires issues de traumas ne permettent plus de capter, de toucher l’esprit de l’auditeur et, pour le conteur, ne parviennent pas à retrouver le sens des connexions d’âme à âme indispensables mais si souvent perdues à cause des traumatismes. Tout comme nous sommes submerger par les notifications des différents réseaux dits sociaux, qui nous inondent de faits traumatisants sans exiger de nous le moindre effort de connexion (c’est un comble…) et d’engagement vis-à-vis des nouvelles qui drachent du ciel d’Internet. Nos efforts pour intégrer l’histoire traumatique et vivre l’aventure de la transformation (en soi et en société) souffrent d’une déconnexion émotionnelle, sinon d’une lassitude de notre capacité de compassion. Finalement seules les images les plus horribles et les plus atroces reçoivent ce qui leur est dû en termes d’émotions (et encore…).

 

Peut-on guérir d’un traumatisme, en apprendre quelque chose, changer à cause de lui, sans y engager de la souffrance pour le corps ?

Le corps est la source de toutes nos émotions. Pour survivre dans les espaces dissociatifs qui se créent lorsque l’impact du traumatisme est refusé ou ignoré, ce que nous imaginons, fantasmons et nous souvenons doit être reconnecté avec les émotions intenses générées par l’expérience traumatique, qui ont conduit à la scission des mémoires avec la réalité initiale. Cela signifie donc qu’il est nécessaire de se reconnecter au corps.  

Lorsque nous ignorons le rôle du corps dans la détresse psychologique, nous prenons le risque de perdre des pratiques séculaires pour transformer la souffrance en un changement significatif et en un sentiment d’appartenance renouvelé. Au lieu de catalyseurs pour croissance personnelle et collective, nos mondes imaginaires vacillent continuellement entre submersion et extinction émotionnelle et s’indemnisent petit à petit jusqu’à nous couper de tout ce qui pourrait nous en sortir. Alors certes, dans ces mondes-là, il est possible d’échapper à la souffrance, mais adopter une telle attitude c’est douter qu’une transformation soit possible. L’évasion prolongée est une menace importante pour notre capacité à ressentir. L’apathie et la peur d’espérer menacent de devenir la nouvelle norme, avec une dévalorisation de la vie, dont le corps est le symbole le plus tangible.

 

Corporellement vôtre,

 

Marie Peyron
Fondatrice de Phoenix-Coaching