4- La structure du vivant
Le jeu de Go considère l’existence de l’autre comme la condition même du jeu, de la vie. Les pierres étant posées sur des intersections, et non sur des cases, elles sont prédisposées à interagir avec leur environnement. Les joueurs doivent donc structurer leurs pensées et leurs réflexions en termes de groupes et de connexions.
Les deux protagonistes agissent ensemble puisqu’il s’agit moins de tuer un adversaire, comme dans une partie d’échecs par exemple, que de bâtir des territoires vivants et ce en plus grande quantité que son partenaire.
L’univers du Go propose également une conception de la vie, des organismes vivants. En effet,
une partie se base sur les conditions de vie et de mort d’un groupe de pierres, qui constituent la règle fondamentale du jeu. (D’ailleurs, les joueurs passent beaucoup de temps à répondre à des tsumego, qui sont des exercices de vie et de mort dont le but est de jouer les prochains coups pour faire vivre ou mourir un groupe, comme sur l’exemple ci-contre).
Les principes du vivant conçus par la pensée chinoise privilégient une vision de la vie sur un plan énergétique : l’Univers, le Monde, le Corps Humain et le Goban sont des champs de force parcourus par des courants d’énergie dynamique en interaction.
Ce point de vue holiste assimile aussi bien la nature extérieure que le corps humain, lui-même considéré comme un monde à part entière.
La pratique qui me vient en tête pour illustrer mes propos est celle de l’acupuncture traditionnelle chinoise qui consiste à implanter des aiguilles sur 361 points d’énergie. Ce nombre n’est pas anodin puisqu’il correspond également au nombre de jours qui constituent une année lunaire, ainsi qu’au nombre d’intersections présentes sur un goban.
On peut donc s’amuser à imaginer que le plateau de jeu est un corps parcouru de méridiens d’énergie. En Chine, l’énergie vitale est appelée le Qi (prononcé « tchi ») dont le caractère illustre le souffle primordial qui anime toutes les choses. Le Qi est un nom donné à la fois pour l’air que nous respirons, mais aussi pour ce qui établit la communication, ce qui pénètre partout, établit le lien entre les différents éléments d’un corps humain, mais également entre l’univers et celui-ci.
Dans une partie de go, le caractère Qi (氣) désigne les libertés que possèdent les pierres et les groupes. C’est une illustration de la définition à la fois simple et pertinente que propose la pensée chinoise de la vie et du vivant, à travers la mise en avant de trois notions fondamentales : le vide, la structure et l’harmonie.
Une partie de Go fait appel à la créativité et à la capacité de construire à partir du vide. C’est d’ailleurs l’une des premières choses que l’on apprend lorsque l’on commence à jouer. En effet, la survie d’un groupe de pierres dépend de la présence de deux intersections vides et distinctes, appelées « yeux ». Ainsi, le groupe ne peut être tué puisque l’adversaire serait amené à jouer à l’encontre de la règle qui interdit le suicide.
La survie d’un groupe de pierres dépend donc de la capacité du joueur à gérer convenablement l’utilisation du vide. Deux yeux dans un groupe assurent sa viabilité. L’intérêt n’est donc pas d’amasser des pierres de manière brutale, abusive et irréfléchie mais de les placer harmonieusement en prenant en compte la mise en place d’une structure qui laisse au vide le soin de rendre les pierres dynamiques, malgré leur immobilité.
L’idée des souffles de vie est liée au principe d’alternance Yin/Yang qui constitue le lieu où s’opèrent les transformations. Il introduit dans un système donné un principe de discontinuité et de réversibilité, ce qui permet à ces composantes de dépasser l’opposition rigide et le développement en sens unique.
Ainsi, le vide est ce qui conduit un groupe à se développer à partir de lui-même et ce, même s’il est entouré de pierres adverses.
Dans la culture asiatique, ce principe est issu de la pensée taoïste fondée, a priori, par Lao Tseu en 590 av. J.-C., environ. Chez nous, la notion de vide fait également son apparition autour du cinquième siècle avant notre ère, avec les élèves de l’école pythagoricienne. Elle est ensuite reprise par les atomistes tels que Démocrite et Lucrèce, qui sont absolument convaincus que le monde est composé d’atomes évoluant dans le vide. C’est à partir de ce moment que cette notion est observée sous l’angle de la physique. Toutefois notre vision du vide diffère de celle diffusée par la pensée taoïste puisqu’il s’agit, pour nous, d’un vide naturel absolu.
Cette conception du vide dans la pensée grecque a longtemps été controversée et combattue par beaucoup d’autres philosophes, à commencer par Platon dont les idées vont s’imposer de manière hégémonique pendant plus de 2000 ans.
Elle tente cependant une nouvelle percée à l’époque de la Renaissance avec des penseurs comme Evangelista Toricelli (première expérimentation du baromètre à mercure), malgré l’écrasante concurrence que lui oppose une autre matière insaisissable mais indispensable à cette époque à la compréhension de nombreux phénomènes : l’éther.
Ce tortueux combat persiste jusqu’au XIXe siècle pendant lequel la physique classique réfute encore l’idée de l’existence du vide à travers, entre autres, l’adage « la nature a horreur du vide ».
Heureusement, au XXe siècle, cette belle conception qu’est celle du vide trouve son héros en le personnage d’Albert Einstein et sa célèbre loi de la relativité. Car en effet, depuis ce jour, la physique telle qu’on la connaît admet que le vide quantique est un vide doté d’énergie mais dépourvu de particules, où règnent des champs qui fluctuent tout en restant nuls en moyenne, avec des paires particules (antiparticules virtuelles qui peuvent surgir et disparaître n’importe où et n’importe quand). C’est cette nouvelle vision qui est mise à contribution pour décrire et comprendre le Big Bang. En effet, on peut trouver dans certains textes explicatifs que l’Univers est peut-être issu d’une rupture de symétrie dans les fluctuations des champs de gravitation quantique. La matière serait donc née du vide.
Ce nouveau regard rejoint donc celui de Lao Tseu qui transmet l’idée que le vide n’est pas le néant, que ce n’est pas rien non plus. C’est un potentiel de création, un élément dynamique qui participe, par son énergie, au fonctionnement et à l’harmonie du monde matériel.
C’est exactement le même principe que l’on applique lors d’une partie de Go à travers le subtil dosage d’intersections vides entre les pierres, absolument essentiel pour leur survie. Les joueurs doivent donc développer une capacité à anticiper et à visualiser les intersections qui constitueront les yeux de leur groupe alors même qu’ils sont encore à l’état de projet. Il ne s’agit pas de s’appuyer sur des points de symétrie du groupe mais sur des « positions justes » c’est-à-dire que le chemin idéal n’est pas un « entre-deux », mais une voie que l’on trouve à partir d’un regard neuf et percutant.
La conception de vide a également un impact, aussi intéressant qu’inattendu, sur la sphère de la communication interpersonnelle. C’est dans les années 70 dans l’école de Palo Alto, en Californie que l’idée d’une communication par l’absence de verbes émerge. Ce centre de recherche est spécialisé dans les recherches sur la santé mentale et psychologique et leurs études proposent d’autres points en commun avec le Go. L’utilisation théorique et pratique qu’ils établissent de ce paradoxe sur la communication fait subtilement écho aux enseignements dispensés par Lao Tseu : quoi de plus paradoxal, à première vue, que de considérer la communication par l’absence de celle-ci, et de bâtir la solidité d’une structure sur l’absence même de matériau ?
Je trouve intéressant de constater que le penseur chinois du XVIe siècle avant notre ère et les psychothérapeutes américains du XXe siècle sont tombés d’accord pour dire que dans le cadre de la modification d’une situation, il ne s’agit pas de se plonger immédiatement et bêtement dans l’agitation irréfléchie, mais de commencer par aborder la problématique sous un œil différent. Il ne faut pas simplement se fier au « bon sens », mais établir d’autres manières de faire et de se comporter.
Le Go, dans l’usage qu’il nous propose de faire du vide, est un outil propice au développement in vitro de ces nouvelles conceptions de la vie. Il nous permet également de plébisciter les sciences humaines et la biologie en proposant une vision de la vie basée sur la structure. En effet, une partie nous amène à créer des groupes à partir de pierres reliées entre elles par des liens de nature organique. C’est donc l’arrangement de leur structure qui garantit la durabilité de leur existence.
Les deux yeux nécessaires à la survie d’un groupe sont souvent comparés aux deux complémentarités Yin et Yang. Beaucoup d’analogies peuvent être faites à partir de là : les 0 et les 1 du langage informatique, le fait d’inspirer et d’expirer, et bien sûr le principe d’hommes et de femmes. Ils peuvent également être associés aux pôles électriques négatifs et positifs qui rend la vie possible.
Une partie de go nous enseigne donc que ce sont ces principes bipolaires, complémentaires, dialogiques qui sont à l’origine de toute forme de vie. La vie ou la mort d’un groupe de pierres est donc déterminée par sa structure. Elle peut être définie à partir de la théorie des ensembles. C’est-à-dire qu’une structure, telle qu’elle est évoquée ici, constitue l’ensemble des relations qui existent entre les éléments d’un ensemble. Structurer consiste donc à trouver le moyen d’établir l’ensemble de ces relations.
Aborder ce principe d’énergie constitutive de la vie sous l’angle de la biologie entre en résonance avec le modèle de conception chinois qui met en avant que la vie est avant tout un champ de force énergétique qu’il faut comprendre et connaître pour déterminer le potentiel d’une situation et prendre les décisions adéquates.
La formation interne d’un groupe de pierres sur le goban façonnée autour de vides médians est donc la clé du maintien de la vie dans un environnement en constante mutation, tel que c’est le cas au cours d’une partie, et dans la vie.
Toute action humaine isolée dans son contexte universel perd donc de son efficacité. L’environnement est en constante évolution dans laquelle l’Homme est irrémédiablement entraîné. Sa survie dépend donc de son adaptation à tous les éléments, sous-ensembles et parties dont la réunion constitue l’ensemble de notre civilisation.
Au Go, comme pour les groupes d’êtres humains, c’est donc la relation qui fait les éléments et non l’inverse. Les pierres s’organisent, se rencontrent, se connectent pour faire émerger à l’échelle du groupe des qualités dont elle ne dispose pas individuellement.
Pour faire une nouvelle analogie avec la biologie, le processus qui structure des pierres en un ensemble plus vaste permet l’émergence de nouvelles propriétés.
Jeu et biologie nous mettent en présence de deux visions qui ont en commun de privilégier une conception holiste de la vie. Dans un groupe, quel qu’il soit, les relations entre les éléments qui le constituent sont l’énergie qui lui permet de bâtir une structure qui garantira sa survie. Le groupe est donc ici considéré dans une perspective systémique.
Le terme « structure », évoqué en grand nombre depuis le début de cet article entre en résonance avec un autre terme d’importance évoquée plusieurs fois dans ce dossier : l’harmonie. Qu’il s’agisse d’ordonner les rapports des hommes entre eux, ou d’accorder l’individu au rythme de l’Univers, cette préoccupation commune anime tant la sagesse confucéenne que la pensée taoïste.
Sur un plateau de jeu, elle est illustrée par la subtilité du lien qui existe entre le vide et le plein au sein d’un groupe dont l’élaboration en est tributaire, presque esthétique, sans laquelle rien ne fait sens, rien ne survit.
Les deux souffles de vie autour desquels se structurent la survie des pierres sont des libertés qui garantissent la pérennité de l’ensemble. En accord avec la pensée bouddhiste et taoïste, le go développe la vision d’une liberté intérieure, d’une force Yin qui se conquiert sur soi-même.
La vision de liberté qu’offre notre modèle occidental est celui d’une lutte individuelle ou collective dont le but est d’élargir un espace vital ou d’obtenir une domination. Cette pensée agressive trouve sa source dans les récits bibliques à travers la prophétie de la terre promise. C’est un modèle de pensée extrêmement fort et tenace que nous pouvons retrouver, par exemple, dans le mythe de la conquête de l’Ouest qui est une illustration de ce que le monde américain appelle « monde libre ». La liberté se résumerait donc à sortir victorieux d’un combat contre les autres et contre le monde. Non !
Cette interprétation est plutôt étonnante puisque le texte original de la Bible est amphibologique vis-à-vis de la notion de liberté. Lorsque Dieu parle de la terre promise à Abraham, le texte hébreu indique : לך לך «Lekh Lekha » . Nous voilà bien avancés me direz-vous… cela signifie, selon le dogme chrétien, « va vers le pays que je t’indiquerais », ce qui appuie la vision d’une liberté tournée vers l’extérieur. Mais la tradition juive, par exemple, propose une interprétation complètement différente mais, semble-t-il, plus exacte : « va vers toi-même ».
Cette dernière traduction entre en étroite collaboration avec la pensée chinoise et donc le jeu de Go. À travers ces mots, on comprend que la liberté est un espace intérieur qui permet de se réaliser pleinement soi-même.
Pour conclure, libertés, espaces, souffles sont des termes qui résonnent à la fois dans l’univers du Go, de la pensée chinoise et des sciences de la vie. Les pierres disposées subtilement, précisément et consciemment sur le goban pour s’associer en corps vivants comme des atomes de molécules, nous proposent différentes voies pour penser la complexité du phénomène du vivant.
Cet article s’inscrit dans le dossier évoquant l’analogie entre le Go et le monde du développement personnel. Vous pouvez accéder aux autres articles de ce répertoire ici:
1- Philosophie de l’action
2- La constance du changement
3- Groupe, individu et identité
4- La structure du vivant
5- Complexité et chaos
6- Vision globale et attracteurs étranges
Rétroliens/Pings