Notre paysage quotidien nous impose trop souvent de supprimer l’impact du stress traumatique sur notre corps, nos émotions et notre esprit. Cette désensibilisation auto-imposée à notre propre souffrance contribue à essouffler notre capacité à être empathique envers celle des autres. Nous sommes submergés par les flux de Twitter, les notifications Facebook ou encore les agrégats de blog qui nous maintiennent au courant de tous les événements qui se déroulent dans l’heure, sans exiger une quelconque forme d’engagement de notre part. Notre présence face aux traumatismes de ceux qui nous entourent subissent le même sort, la même déconnexion émotionnelle, la même lassitude compassionnelle ; Les événements les plus atroces peuvent être confronté à une indifférence totale (bien que parfois, cela nous touche quand même un peu…). Dans l’espoir de ne pas blesser, nous nous risquons à nous détacher de notre pouvoir émotionnel.
Ce manque d’engagement émotionnel face aux traumatismes de notre espèce augmente depuis une centaine d’années, une ère dépassée par les actes de cruauté, de barbarie, de guerre, de violence, de pauvreté, de catastrophes naturelles et de dévastation environnementale. Ce qui distingue ce dernier siècle des précédents, n’est pas seulement le nombre de personnes touchées, mais aussi la télévision, Internet et autres technologies dites de communication qui fait germer en nous une façon très particulière d’affronter tout cela par une passivité déconcertante. Au lieu de nous rendre dans un lieu de rencontre pour partager et échanger sur des expériences, des préoccupations ou des émotions communes, nous prenons connaissances des traumas qui nous entourent tout seul, dans l’intimité de notre salon ou de notre chambre. Les technologies de communication mises à notre disposition n’engagent principalement que nos pensées, nos perceptions et nos auditions, abandonnant nos corps à une inertie orgiaque alors que les images défilent inlassablement sur nos écrans.
De la même manière, les clients suivis en psychothérapie viennent traditionnellement pour s’épancher de leurs traumatismes avec une conscience minime de leur dimension corporelle.
C’est assez étonnant puisque le corps est la source des émotions. En outre, se remettre d’un traumatisme nécessite très souvent une réintégration des émotions mises en exil par notre univers physique car elles menaçaient de submerger la victime au moment de l’événement traumatique. Peut-être avons-nous créé des technologies nous permettant de prendre conscience des choses tout en nous laissant choisir le niveau d’engagement émotionnel, voire même de désengagement lorsque cela semble préférable.
En 1904, dans une lettre à son ami Oskar Pollak, Kafka a écrit
« un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous »
ce qui induit que, selon lui, une histoire est faite pour nous éveiller, nous transformer en nous connectant directement à nos émotions. Aujourd’hui, la pensée populaire se rapproche plus de
« La fiction n’est pas naturelle. Elle n’imite rien d’autre qu’elle-même. Plus que de ressembler à ce que nous voyons, elle exprime ce qui est absent, ce que nous désirons faiblement. La fiction est tout ce que la vie n’est pas »
écrit par Deb Olin Unferth (nouvelliste américaine). Elle exprime très nettement cet état de désengagement et de mutisme émotionnel qui semble bien plus fréquent que dans la période Kafka. Quand je suis tombée sur ces paroles, je m’y suis fait mal car elles m’ont ramenées vers la désillusion, le manque d’espoir et l’incrédulité que ce que nous imaginons est, à différents niveaux, réel. Personnellement, je n’adhère pas à ce discours. Je pense que ce manque de foi en la capacité qu’ont les histoires de nous transformer est lié à la manière dont on consomme passivement ces récits (factuels ou fictifs), y compris nos propres aventures et surtout nos traumatismes. Ce qui entrave cette connexion que semblions avoir autrefois est l’absence de lien entre le corps et l’imaginaire – à savoir les fantasmes, les images, les rêveries, qui occupent une grande partie de notre vie mentale. Cela annihile l’impact de nos histoires et donc notre pouvoir de les transformer.
Cette déconnexion entre l’imaginaire et le corps nuit également au processus de traitement du traumatisme. Il est en effet difficile de guérir du traumatisme, d’en tirer des leçons, de grandir en dépit de ce qui s’est produit, sans rapprocher le corps de l’imaginaires. Pour surmonter les fissures dissociatives créées entre le corps, l’esprit et les émotions, générées par l’acte traumatique, ce que nous imaginons et fantasmons doit impérativement s’inscrire dans le ressenti, dans ces émotions si intenses qu’elles ont scindé les souvenirs et les images. Une reconnexion avec notre sphère corporelle est donc indispensable au processus de résilience.
Dans ce qui suit, je vais aborder la notion de psychothérapie sensori-motrice – une forme de thérapie axée sur la pleine conscience et la considération somatique développée pour traiter un traumatisme – comme exemple de ce qui peut être mis en pratique, en thérapie, pour soutenir le genre d’expériences transformatrices qui émergent lorsque l’histoire du traumatisme est racontée à travers le corps et l’imaginaire.
Objectifs et principes fondamentaux de la psychothérapie sensori-motrice.
Lorsque le corps est l’objet du traitement, le rôle de l’histoire du traumatisme change. En fait, raconter « simplement » l’histoire peut être un obstacle à la guérison. Pour résoudre les traumas passés, nous devons en expérimenter les effets directement sur notre corps, notre mental et nos émotions au moment présent, ce qui nous permet de comprendre de quelle manière ils continuent de nous influencer. Et comme l’a très justement souligné Daniel Siegel,
« Sans l’équilibre de notre monde non-linguistique des images, des sentiments et des sensations, la séduction des mots et des idées peut nous empêcher d’avoir une expérience directe. »
Plutôt que de se concentrer sur le récit de l’histoire, la psychothérapie sensorimotrice attire l’attention sur la manière dont l’expérience s’est organisée au moment présent. Cela implique d’identifier ce que l’on appelle les organisateurs de base de l’expérience : les pensées, les émotions, les perceptions sensorielles, les mouvements et les sensations internes du corps qui coïncident avec les souvenirs des traumas passés. Ainsi, au lieu de maîtriser l’histoire – par ses détails, comme lors d’une thérapie d’exposition – les clients prennent conscience de la façon dont les souvenirs traumatiques organisent leur identité personnelle à leur insu. Ils font attention au corps qui témoigne de ce qu’il s’est passé mais aussi et surtout de ce qu’il a voulu faire. Le cri qui s’est mis en boule dans la gorge, les coups retenus, le « désir » de ne pas agir, trouvent enfin leur place. Cette conscience de ce qui ne s’est pas déroulé (ce que le corps voulait produire, mais ne pouvait pas faire) devient la partie centrale de la nouvelle histoire du traumatisme ! Peu importe qu’elle n’existe que dans la conscience corporelle et imaginaire !
Selon Pat Ogden, fondatrice de la méthode, le premier objectif lors du traitement d’un trauma est de
« rétablir la capacité des clients à tolérer et à intégrer leurs propres pensées, sentiments et sensations corporelles, témoigner de leur propre expérience, être capables de traiter des événements significatifs de la vie – passés et présents, douloureux et agréables, ordinaires et traumatiques – dans une « Fenêtre de Tolérence. »
Cette Fenêtre de Tolérance est mesurée en partie par la façon dont une personne maintient un engagement social sans activer les réponses de défense automatiques fligh, fight or freeze ( fuir, combattre ou geler). Dans la Fenêtre de la Tolérance, nous sommes conscients de nos pensées, de nos sentiments et de nos sens corporels, tout en prenant conscience des autres et de leurs expériences. Dans la psychothérapie sensori-motrice, le suivi du corps et d’autres organisateurs de base de l’expérience est essentiel pour comprendre dans quelle mesure quelqu’un se trouve dans sa Fenêtre de la Tolérance ou s’est déplacé, soit dans un état d’hyper excitation ou d’hypo excitation, ce qui a permis de diminuer leur capacité à se concentrer sur le présent, pensées et actions socialement engagées.
Habituellement, les personnes qui activent leurs défenses traumatiques finissent par chercher à éviter leurs souvenirs traumatiques ou, à l’inverse, deviennent complètement obnubilés par ces résidus d’expérience. De ce fait, les opportunités d’une vie « normale » sur les plans, relationnel, professionnel, et challengeant sont remplacées par un besoin souvent inconscient de se défendre contre une possibilité de rétractation. La psychothérapie sensori-motrice tente de perturber l’activation des défenses automatiques en remettant en cause la scission souvent stricte qui se construit entre le besoin de se protéger et de pouvoir se détendre dans les activités de la vie quotidienne. Le jeu devient impératif, y compris dans la relation entre le thérapeute et le client. Ogden et ses collègues ont écrit :
« Dans le contexte d’une exploration curieuse et sans jugement, des moments importants de jeu entre thérapeute et client se déroulent souvent spontanément. L’objectif du traitement est d’améliorer le fonctionnement adaptatif de tous les systèmes d’action et d’atténuer l’excitation sans entraves du système défensif afin qu’il ne soit activé que lorsque cela est nécessaire, ne perturbant plus le fonctionnement d’autres systèmes. »
Quand une personne ne doit plus vivre du sens défendu de Soi, elle peut commencer à développer d’autres aspects de qui elle pourrait devenir ainsi que de former et de maintenir des relations de soutien et de sécurité.
L’approche et les résultats sensori-moteurs
La psychothérapie sensori-motrice est spécifiquement orientée vers la transformation. Le corps guide souvent implicitement le processus. En outre, les conceptions liées au temps, à l’espace et à la mémoire, liés à l’événement perdent souvent leur véracité pendant les moments de transformation.
Grace au processus déclenché par cette forme d’accompagnement, le corps réagit inconsciemment à une réaction moins susceptible d’être activée. Il existe désormais une nouvelle façon de répondre aux souvenirs et aux événements qui auraient pu conduire à un comportement défensif. En changeant la façon dont le passé est rappelé par une conscience centrée sur le corps et l’imaginaire, il existe aussi la possibilité d’émerger d’un sens inattendu de soi et du futur.
Parfois, pour que la transformation se produise, nous devons être disposés à laisser aller notre quête de pourquoi et autres réponses pour trouver les vérités de nos passés, et plutôt faire confiance à la sagesse du corps et à notre capacité à imaginer un résultat différent de ce qui s’est produit auparavant. Ce n’est pas un souhait d’accomplissement, mais plutôt une reconnaissance des besoins non satisfaits et l’abandon des défenses qui ne servent plus à notre devenir. Une intense émotion de chagrin est souvent libérée au moment de ces transformations, que cette psychothérapie identifie comme un « chagrin de soulagement. » Cet état de tristesse est justifié puisqu’il signale la libération du client de son attachement aux circonstances passées qui ne contribuent plus à sa croissance.
Lorsque son comportement n’est plus conditionné par la nécessité de se défendre contre des réminiscences inconscientes du danger ou de la menace, la « vie quotidienne » peut se réaliser dans la Fenêtre de Tolérance, de telle sorte que la conscience de Soi et du monde soit possible. Dans cette gamme d’expériences, nous ressentons les effets transformateurs de la vie et de l’histoire sans qu’il soit nécessaire de supprimer leur impact potentiel sur nous. Notre histoire fait partie de nous sans qu’elle ne nous définisse.
Imaginairement vôtre,
Marie Peyron
Fondatrice de Phoenix-Coaching