6- Vision globale et attracteurs étranges
Nous avons donc vu précédemment que le plateau de Go peut être assimilé à un monde complexe, un microcosme ludique à l’image de notre monde réel, dans lequel chaque composant est constamment connecté aux autres éléments en interdépendance dynamique pour former un ensemble vu comme un Tout. Complexité, chaos, c’est un jeu qui permet aux joueurs d’expérimenter bon nombre de situations qui entrent directement en résonance avec des thématiques scientifiques. Pour un simple jeu, cette analogie est déjà extraordinaire. Mais il ne s’arrête pas là ! En effet le Go fournit également différentes clés pour se repérer, évoluer et grandir dans ce type d’environnement. Il propose cet apprentissage aux joueurs grâce au mécanisme réflexif qu’il leur propose de mettre en place et de développer. Ceci afin de mettre en pratique des outils de prise en charge d’un monde on ne peut plus complexe. Dans ce dernier article, je vous en propose deux : le principe de vision globale et les attracteurs étranges que je définis comme étant le repérage des régularités présentes à l’intérieur du chaos.
À cette étape de notre analogie, j’espère que vous aurez compris que plusieurs qualités sont nécessaires pour jouer une belle partie de Go. Mais il en est une, en particulier, qui est absolument indispensable : le sens positionnel. Cette capacité définit une qualité d’appréhension d’une situation dans sa globalité afin d’en déterminer les enjeux et d’en émanciper les différents potentiels sans avoir systématiquement besoin d’en analyser tous les détails. Cette capacité qui agit comme une réponse à la complexité permet de donner une cohérence à un enchevêtrement de situations locales.
Le Go mobilise un talent pour la vision globale qui implique qu’un problème ne peut être décomposé en sous-problèmes isolés et distinctement maîtrisables, car il est nécessaire de prendre compte la relation qui lie ces sous-ensembles. La vision globale n’est donc pas une vision superficielle, mais un mode d’appréhension intégrale dirigée vers une efficience réelle dans le but de tirer le meilleur parti d’une situation donnée.
Le Go est une manière ludique et amusante de progresser dans ce domaine. On a souvent tendance à confronter le mode holistique des orientaux avec le mode analytique des occidentaux, qui structurent leurs systèmes de pensées. L’approche orientale propose donc de prendre en compte l’ensemble des composantes d’une problématique sans en isoler un événement en particulier.
De l’autre côté du ring, la philosophie de Socrate, Platon ou Aristote a donné naissance à une démarche plus analytique, qui propose d’appréhender une cause précise afin d’aboutir, par déduction, à des conclusions bien délimitées. Ces deux points de vue sont deux façons très différentes de concevoir le monde. Attention à ne pas les associer au terme « logique », car ce dernier définit des règles déductives ou d’inférence. Le principe de logique possède les mêmes règles en Occident et en Orient.
La tendance préférentielle que nous avons vis-à-vis d’un système de vision ou d’un autre, est une préférence cérébrale culturellement transmise à travers le système éducatif, familial et scolaire. Il semblerait que l’apprentissage de la langue et de son système d’écriture soit capital dans le développement de nos schémas de pensée. En effet, la culture est un système de perception et d’outils cérébraux intimement liés au système linguistique qui nous permet de l’exprimer. Une fois encore, la population chinoise a une avance considérable sur la prise de conscience des liens qui existent entre la pensée et la parole puisque nous, occidentaux, ne nous sommes intéressés à cette possibilité qu’à partir du XXe siècle.
Les préférences cérébrales exploitées par un peuple ou un autre sont donc culturellement intériorisées en chacun d’entre nous. Elles influencent nos perceptions, nos représentations ainsi que nos modes d’action. Pour illustrer ce lien étroit entre le Go et la culture chinoise, je vais faire une petite analogie avec leur système d’écriture. Aujourd’hui, la calligraphie ou le traitement de texte place les caractères dans un carré virtuel comparable à celui qui se trouve sous les yeux d’un joueur de Go. En effet, le goban est un carré très légèrement allongé pour compenser les effets de perspective. On peut donc penser qu’un joueur sinophone trouve, dans ce contexte, une facilité à intégrer le mode de structure de pensée du jeu puisqu’il le familiarise avec son monde extérieur.
Ces talents qui unissent vision et réflexion sont absolument indispensables aux joueurs de Go dont l’objectif primordial est d’harmoniser pensée d’ensemble et analyse du détail. En effet, une bataille de gagnée sur un conflit local ne garantit aucunement un succès final.
Langue et culture, indissociables l’une de l’autre, sont la base même de notre mode de compréhension et d’appréhension du réel et donc, de toutes nos pensées et actions. Cependant, ce même système en impose également les limites, c’est-à-dire que les limites de notre langage sont celles de notre monde : les mots nous permettent en effet d’avoir accès au monde mais sont aussi les éléments qui nous empêchent de le voir dans sa réalité. Pourtant, ni la langue et ni la culture ne peuvent être considérées comme des principes fixes. En effet elles évoluent de par leur soumission à des influences extérieures et à des tensions internes. Malgré tout, des constances subsistent, leur permettant de se différencier des autres. Ainsi, comme au Go, les actes culturels expriment une permanence dans le changement, une continuité en mouvement.
Il est possible d’exprimer beaucoup de choses différentes et contradictoires dans une même langue, de même qu’une culture peut s’exprimer à travers des pensées et des comportements diverses et opposés. Cela ne nous empêche pourtant pas de repérer dans son expression des éléments caractéristiques qui nous permettent de la différencier des autres. Leurs manifestations sont reconnaissables, malgré que leur contenu soit parfois complètement inédit. De fortes variables sont présentes au sein d’une même culture, qui peuvent également être révélées par les jeux. De ce fait, si le Go ne recouvre finalement pas toute la culture chinoise, il est possible de le concevoir comme révélateur d’une de ses facettes spécifiques.
Par cette étroite collaboration entre la structure du langage et ses principes stratégiques, le Go propose, entre autres, aux joueurs d’employer une vision globale pour leur permettre de se repérer dans la complexité. Par cette spécificité, il favorise une réflexion visuelle, à mon sens source de créativité.
Cette approche est la première méthode que propose le Go à ses joueurs pour leur permettre d’agir dans un environnement complexe. Il en propose également un deuxième, qui répond à la vision du goban comme un univers chaotique : la présence d’attracteurs étranges au sein du chaos.
Dans la théorie du chaos, ce terme identifie les phénomènes de régulation présents au sein d’un hasard apparent. Cela signifie qu’elle permet d’étudier les phénomènes apparemment désordonnés qui sont influencés par des contraintes déterministes. La stabilité de ces attracteurs est la conséquence de la structure sous-jacente du système. Eux-mêmes imprévisibles, les mathématiques les représentent par des constructions abstraites que l’on appelle « espace des phases », dont les dimensions sont multiples. Elles permettent par exemple de modéliser les tourbillons d’un cours d’eau ou les mouvements d’une masse d’air.
L’attracteur de Lorenz rend possible l’observation de l’évolution d’un système gazeux. Il en résulte une courbe en trois dimensions qui caractérisent le résultat de l’ordre et du désordre : elle ne passe jamais deux fois par le même point. Pourtant, elle forme un motif général de double spirale que l’on peut comparer à des ailes de papillon. C’est ainsi que le chaos est vu comme déterministe, terme qui souligne les processus internes qui font qu’il n’est pas soumis au hasard.
Les attracteurs étranges nous permettent de réguler un système qui, à première vue, peut sembler chaotique. Une observation simple met en avant une certaine régularité dans le mouvement d’oscillation de certains objets, ou dans les directions que prennent, par exemple, des bulles d’air à la surface de l’eau. Ils œuvrent dans un grand nombre de structures naturelles et permettent, entre autres, de comprendre la régularité des motifs présents sur les feuilles des arbres.
Une fois de plus, le Go nous propose un accès ludique à cette théorie des sciences contemporaines. En effet, lors d’une partie, le regard et l’attention du joueur peuvent être attirés par certains points. Parmi les centaines de possibilités qui s’offrent à lui, chaque nouvelle pierre qu’il doit poser sur le plateau, certaines intersections prennent alors le rôle d’attracteurs étranges au sein de la complexité du jeu.
La tradition millénaire sur le jeu et la recherche de l’efficience invite à débuter une partie en jouant sur des intersections favorables bien définies. Il est conseillé et préférable de jouer les premiers coups d’une partie dans les coins, qui sont plus faciles à protéger, sans pour autant poser les premières pierres trop près de ce dernier puisqu’elle n’aurait plus ni influence, ni possibilités dans le but de construire sereinement un territoire viable.
La tension qui réside entre ces deux exigences conduit les joueurs à opter pour des premiers coups dans des zones précises et récurrentes, identifiées sur le plateau par un point que l’on appelle hoshi (étoiles, en japonais). Ce sont ces étoiles qui jouent le rôle d’attracteurs étranges puisqu’elles constituent des balises pour se repérer et agir dans le chaos. Dans une partie dite à handicap, c’est en général sur ce point que les pierres sont posées en priorité. Chaque hoshi est entouré de 7 intersections potentiellement intéressantes pour débuter une partie. Du coup, au lieu d’hésiter entre 361 intersections, le choix ne repose plus que sur 32 possibilités. Ainsi, dans le chaos du Go, les joueurs repèrent des récurrences stratégiques qui leur permettent de jouer, de penser et d’avancer dans la complexité en faisant appel à des outils pragmatiques et opérationnels.
À l’image du monde réel, le Go se nourrit de la complémentarité de l’ordre et du chaos, dont la principale caractéristique de sensibilité aux conditions initiales se vérifie à l’intérieur même de ce principe de régulation. Même s’il est vrai que les premières pierres sont jouées souvent près des hoshi, le plus infime changement au départ peu considérablement altérer l’évolution de la partie.
Dans la pensée chinoise, la présence d’attracteurs étranges au sein du chaos ne relève pas d’un phénomène paradoxal, mais d’un phénomène naturel. Cette vision est en adéquation avec l’idée chinoise du hasard. En effet tandis que nous, occidentaux, nous demandions si Dieu pouvait jouer aux dés, les Chinois façonnaient une conception opposée à celle du déterminisme.
C’est d’ailleurs très bien exprimé dans Le jeu du Tao, que beaucoup d’entre vous connaissent, à travers les mots : « le hasard ne fait pas peur aux Chinois, il leur semble être le meilleur moyen de se coupler avec l’agencement instantané du Qi, avec le tao animant les 10 000 êtres dans les nuages mobiles donnent une idée. » Le hasard serait donc la liaison de deux éléments qui sont la synchronisation d’une situation et d’un contexte à un instant t, exactement comme le loriot rieur qui se pose là où bon lui semble, attiré par la qualité de l’instant et la convenance de l’endroit.
La conscience chinoise propose d’aborder la complexité en se munissant de méthodes de balises pour se créer un sens, un chemin dans la réalité. Ce principe de structure, cette voie (Dao) est ineffable, innommable, impossible à appréhender par le simple langage ou par les sens. En revanche, il admet un principe d’intelligibilité en ce qu’il est : constant.
Ce Dao a beau être la réponse à la complexité et au chaos, elle reste indicible telle que l’indique les premières lignes du Yi Jing : « la voie qui peut être exprimée par la parole n’est pas la voie éternelle ; le nom qui peut être nommé n’est pas le nom éternel. »
L’image traditionnelle que nous avons du sage chinois est celle d’un homme qui parle peu, elle est nourrie par cette idée que, au-delà des siècles et des distances, au-delà de nos références bibliques, « sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence (Ludwig Wittgenstein). »
Cet article s’inscrit dans le dossier évoquant l’analogie entre le Go et le monde du développement personnel. Vous pouvez accéder aux autres articles de ce répertoire ici:
1- Philosophie de l’action
2- La constance du changement
3- Groupe, individu et identité
4- La structure du vivant
5- Complexité et chaos
6- Vision globale et attracteurs étranges
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